Senior Minister: Fontainebleau et au-delà
Il y a deux ans, Bill Morneau a sorti un livre sur ses cinq ans et demi au poste de ministre des finances du Canada (2015-2020). Il a eu la gentillesse de me le faire parvenir. Moi qui ne lis que des romans, j’ai lu d’une traite « Where To From Here - a path to Canadian prosperity ». J’étais, je crois, particulièrement désireux de comprendre les ressorts du succès à un si haut niveau chez une personne dont j’avais croisé l’existence pendant plusieurs années.
Quand j’ai connu Bill à Fontainebleau sur les bancs de l’INSEAD (et lors de soirées BCBG avec la gente des managers en herbe de cette illustre école de Business Administration, mais pas lors de vacances de neige programmées en Autriche auxquelles j’avais renoncé - regret éternel -, effrayé in fine par le budget prévisionnel), il confiait, non sans aplomb, qu’un jour il deviendrait un homme politique. C’était son objectif.
MBA en poche, il a commencé par épouser Nancy, héritière d’une grosse fortune canadienne (la famille McCain de McCainFoods Limited, leader mondial des frites surgelées). Puis il a développé Morneau Sheppel, l’entreprise de ressources humaines créée par son père, l’a fait grossir jusqu’à en faire le leader canadien et le fondre pendant quelques années dans le Big Four dans lequel j’opérais à un poste de Directeur.
Cette fortune et cette expérience managériale lui ont-elles donné la force d’oser ? Bill a fait en sorte de rencontrer les bonnes personnes au bon moment. Sans crainte du gros temps, il s’est embarqué dans la grande aventure de la politique aux côtés de Justin, le fils Trudeau, dont le paternel, Pierre Elliott Trudeau, avait été premier ministre du Canada presque sans discontinuer entre 1968 et 1984. Bill a aidé Justin à mener la barque de Justin à bon port, celle du poste précédemment occupé par le papa.
Triomphalement élu à la députation à cinquante-trois ans et nommé, dans la foulée, Senior Minister, Bill raconte les moments d’euphorie qui ont suivi, ces premières journées en lévitation vécues également par le jeune et séduisant premier ministre Justin Trudeau, son cadet de neuf ans, et tout son cabinet issu pour une large part de la société civile, affichant une très innovante et ambitieuse parité homme-femme et une ébouriffante diversité.
J’ai toujours beaucoup aimé Bill. Son année d’études supérieures à Grenoble, la ville de mon enfance, les cinquante-sept jours de ski annuels qu’il raconte quand mon record était de quatre-vingt-trois jours sur les planches, notre manie à tous les deux de tout compter même inconsciemment, cela nous a peut-être rapprochés. Nous ne sommes pas des intimes, mais nous avons pu, à de nombreuses reprises, tester nos capacités communes à jongler entre le désir de progrès social et l’aspiration à une certaine forme de succès (et de pouvoir). Le Canada raconté par Bill (et quelques autres) était une bien belle nation, ses habitants de bien belles personnes. Bill aurait aimé me voir épouser son amie d’enfance, une héritière elle aussi. Plusieurs rencontres ont été organisées par son entremise. Cela aurait pu arriver. J’ai effectivement épousé une Canadienne avec laquelle j’ai eu trois enfants canadiens - ma fierté -, mais ce n’était pas l’amie de Bill. Ma vie a pris un tour canadien et Bill n’y est pas pour rien.
Sans fard, Bill raconte la séduction qu’opérait Justin Trudeau, son souci permanent de la communication, son détachement des tâches ancillaires qu’il déléguait à ses collaborateurs, à l’inverse de son propre mode de management orienté vers le détail. Très tôt dans son nouveau poste, Bill s’était forgé une réputation de prudence. En pleine période de covid, alors que les états du monde entier ont déversé sans retenue des tombereaux d’aides sociales à leur population, lui tentait de juguler l’hémorragie. Compromis après compromis arraché auprès du premier ministre et de son PMO - le tout puissant Prime Minister’s Office -, le scénario se répétait : Bill branchait la télévision et voyait avec consternation Justin promettre devant les journalistes des sommes bien au-delà de celles sur lesquelles ils étaient tombés d’accord… Les modes opératoires de l’un et l’autre étaient tellement éloignés, comment le couple Justin-Bill a-t-il pu tenir plus de cinq ans ? Justement peut-être, leurs différences n’ont-elles pas permis cette longue coopération ? Bill a démontré - du moins c’est ce qui transpire de sa narration - une surprenante capacité à avaler les couleuvres offertes par Justin et son diabolique PMO…jusqu’au point où cela ne fut plus possible, quelques mois après la poussive réélection de Justin.
Bill en Senior Minister représentait son pays auprès des personnages les plus riches du monde (une scène raconte un dîner avec Melinda et Bill Gates et Warren Buffet) et les plus puissants du monde (dans d’autres, Bill participe à des réunions avec ses alter ego du monde entier en présence de leur boss respectif, de Xi Jinping à Donald Trump). De la lecture passionnante de « Where To From Here », il ressort que l’homme d’état Bill Morneau s’est comporté dans son rôle éminent comme dans la vraie vie : en personnage mesuré et déterminé, profondément chaleureux et humain. Where To From Here ?, pour Bill, telle est désormais la question.
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